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Les associations urbaines de Kadıköy, actrices de la géopolitique urbaine du territoire stambouliote

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Rassemblement pour le non (hayır) à Kadıköy, avril 2017, Thomas Kergonou Jimenez

Cet article essaye de s’inscrire dans le courant en partie développé par Philippe Subra et François Hulbert de géopolitique urbaine. Celle-ci apparaît comme « l’étude des rapports de force entre des acteurs et des territoires » et « la prise en compte des représentations, des rivalités de pouvoir et des luttes urbaines au sein des agglomérations faisant apparaitre les enjeux et réalités occultés » (Subra, 2016). En changeant d’échelle par rapport à la géopolitique « classique », i.e. les conflits, notamment étatiques, dont l’enjeu est le contrôle de territoires, la géopolitique urbaine ne change néanmoins pas d’objet. Généralement moins médiatisée et moins violente, elle correspond toujours à la définition d’Yves Lacoste de « l’étude des rivalités de pouvoir(s) et/ou d’influence(s) sur un territoire donné » (Lacoste, 2003). En mobilisant des concepts de géopolitiques classique – acteurs, territoire, pouvoir – il s’agit d’ « analyser les rivalités de pouvoir qui opposent des acteurs pour le contrôle d’un territoire » à une échelle intra-urbaine (Subra, 2016). La question est également de savoir « comment l’acteur « fait » le territoire et comment le territoire « fait » l’acteur » (Subra, 2016).

Un coup d’État national aux répercussions locales

La tentative de coup d’État à Ankara le 15 et 16 juillet 2016, au cours de laquelle 290 personnes ont péri, fait écho à l’histoire mouvementée qu’a connu le pays lors des renversements des gouvernements par l’armée en 1960, 1971, 1980 et 1997. Cette fois, le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, a gardé ses fonctions et, à l’opposé de l’effet escompté par les putschistes, a renforcé sa mainmise sur le pays. L’instauration de l’état d’urgence (OHAL ou Olağanüstü hâl), a permis au gouvernement AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi ou Parti de la justice et du développement) de purger les effectifs de fonctionnaires dans de nombreux domaines (armée, éducation supérieure, justice, police) et de renforcer son contrôle sur les médias. Les KHK (Kanun Hükmünde Kararname ou décrets-loi) promulgués par le Président, sont le principal outil pour mettre en application la volonté gouvernementale depuis le coup d’État. À effets immédiats, sans besoin de vote, supposés lutter contre le terrorisme et les putschistes, les KHK ont notamment conduit à l’arrestation de 40 000 personnes et au limogeage ou à la suspension de plus de 100 000 fonctionnaires, notamment des professeurs, policiers et magistrats.

Les dérives autoritaires du gouvernement turc depuis les évènements de Gezi en 2013 ont eu des répercussions dans l’aménagement de la ville. En refusant désormais d’écouter la Chambre des Architectes et la Chambre des Urbanistes, dont la co-secrétaire est en exil en Allemagne depuis 2016, en refusant les outils de participation citoyenne issus des lois sur les municipalités votées en 2004 et 2005 (Pérouse, 2013), le gouvernement, la Municipalité du Grand Istanbul (MGI ou IBB en turc), et certaines municipalités d’arrondissement, s’inscrivent dans un jeu d’acteurs qui décide de l’avenir des territoires stratégiques de la ville. Le coup d’État a amplifié les rivalités et les enjeux d’occupation et de défense de l’urbain, notamment portés par des associations urbaines issues de Gezi qui, comme à Kadıköy1 – notre principal terrain de recherche – ont dû repenser leur objet et localisation. Le nouveau contexte ainsi instauré depuis le 15 juillet 2016 a eu des répercussions sur l’appréhension des Turcs à la démocratie, aux manifestations, à la rue et semble marquer une rupture dans l’activisme turc, stambouliote et de Kadıköy.

Les associations urbaines du quartier, acteurs des principales rivalités sur le territoire

Si le mouvement de Gezi de 2013 s’est d’abord poursuivi par des réunions informelles dans des parcs et autres espaces publics (Kühnert et Patscheider, 2015), ces très nombreux lieux d’expression, de débats, de discussions et de rencontres, se sont ensuite, pour certains, organisés en associations, souvent informelles et généralement appelées savunma (protection), dayanışma (solidarité) ou platform (plateforme), qui sont désormais menacées. Elles ont cherché à perpétuer cette résistance contre tout ce qui, selon elles, privilégie les intérêts particuliers face à l’intérêt général – la préservation des espaces publics présents, contre la privatisation de bâtiments publics, et pour un urbanisme qui écoute et prend en compte les avis et besoins des habitants. Ces associations, organisations ou collectifs, ne peuvent désormais que difficilement se faire entendre dans l’espace public. Elles ont investi des lieux ordinaires (cafés, parcs) ou alternatifs (squats), parfois érigés en véritables quartiers généraux et désignés comme des safe spaces (Evans & Boyte, 1992)2, qui leur permettent de se réunir et de débattre librement, mais également d’attirer, dans certains cas, l’attention sur leurs actions. Ce « retour à la maison »3, ce repli vers l’intérieur qu’ont pu connaître certains mouvements et activistes, s’est conjugué à la nécessité, jugée vitale par des militants, d’arrêter l’action locale au profit d’une action nationale liée à la campagne de 2017 pour le référendum constitutionnel.

L’importance de ce vote a entraîné la majorité des associations écologiques et urbaines d’Istanbul et de Kadıköy à cesser toute activité liée aux politiques locales pour se concentrer sur la campagne pour le non au référendum (hayir kampanyası). L’importance du tissu associatif, et du dynamisme de la société civile de Kadıköy, considéré parfois comme le « dernier bastion de l’opposition »4 s’était déjà illustré lors de la résistance de Gezi. Selon l’institut de sondage Konda, 13% des manifestants de Gezi habitaient à Kadıköy alors que l’arrondissement ne représente que 3,8% de la population totale d’Istanbul. Cet activisme local s’exprime par les nombreuses réunions d’information à propos du « non », dont les affiches dans les rues et les évènements sur les réseaux sociaux appellent à rejoindre, aux tracts distribués par les militants et aux tags omniprésents dans l’arrondissement pour dire NON (HAYIR) (voir l’édition du 25 avril 2017 sur la distribution géographique du matériel de campagne). L’enjeu de ce référendum, qui décidera de la persistance de la séparation des pouvoirs ou non en Turquie, mobilise les acteurs géopolitiques locaux, notamment les associations urbaines, qui de luttes locales, se sont désormais tournées vers des luttes nationales, qui entrent en résonnance avec leurs propres thèmes usuels.

Ainsi, si les manifestations sont moins nombreuses, non-autorisées ou non-organisées de peur des répressions policières, l’activisme stambouliote ne s’est pourtant pas totalement éteint. À Kadıköy, les associations créées après Gezi sont encore actives et rassemblent, lors de meeting hebdomadaire, quelques membres des associations, pour discuter des sujets en cours : le renouvellement urbain dans le quartier de Fikirtepe pour Kadıköy Kent Dayanışması (KKD), la recherche d’un nouveau squat pour Don Kisot Kolektif (DKK), la défense de la gare de Haydarpaşa pour Haydarpaşa Savunması (HS). Si l’espace public n’est plus lieu d’expression, de revendications, où même prononcer le nom du président est parfois problématique5, ce sont ces lieux qui ont pu permettre, partiellement, de poursuivre l’activisme, fonctionnant comme les free spaces théorisés par Sara Evans and Harry Boyte. L’élaboration des premiers squats à Kadıköy a par exemple participé de cet investissement de lieux privés, clos ou semi-clos, pour donner la parole aux militants et habitants. Le succès de Don Kisot Sanat Merkezi, le plus important squat de l’arrondissement qui a fermé en décembre 2016, doit notamment être lié à la « liberté »6 qu’offrait ce lieu, une liberté de débattre, d’agir et d’être.

L’association anarchiste Don Kisot Kolektif

Nous avons rencontré de nombreux militants de différentes associations au cours de notre terrain de recherche. Parmi elles, le Don Kisot Kolektif (DKK) nous semble être une illustration des enjeux de contrôle d’un quartier, d’une rue, et des rivalités entre associations, habitants, pouvoir local et national. Ce collectif anarchiste, qui regroupe les groupes Squatters sürecek (Les squatters persisteront) et Don Kisot Bisiklet Kolektif (DKBK – un groupe de cyclistes anarchistes), est intimement lié à la revendication du droit à la ville et à la reprise en main de l’urbain par ses habitants. Il est ainsi à l’origine de l’occupation de plusieurs squats entre 2013 et 2016, notamment le Don Kisot Sosyal Merkezi (DKSM). Avant sa destruction en décembre 2016, le DKSM, situé au cœur de Yeldeğirmeni, a été au cœur de la vie du quartier en proposant de nombreux ateliers et évènements, que ce soient des free schools, des « food not bombs »7, des ateliers artistiques, des conférences, des projections de films, etc. Le squat a ainsi permis la réappropriation par des riverains, et plus globalement par de nombreux Stambouliotes, d’un lieu laissé à l’abandon. Les relations entre l’association et les habitants ont connu différentes périodes, d’acceptation, de délation, de menaces et voire d’extorsions d’argent. Globalement le voisinage s’est pourtant montré accueillant face à ce lieu nouveau et alternatif, établissant sa pérennité dans le temps, chose impossible dans de nombreux autres arrondissements de la ville8. Soutenu par la mairie locale, dont les interventions policières ont été peu fréquentes, le squat entre pourtant en contradiction avec les objectifs d’ordre, de rénovation urbaine, et d’accès à la propriété pour les classes moyennes, promus par le gouvernement. Vu comme un « espace de tous les possibles »9 par ses membres, ce squat n’a été finalement qu’un point d’appui du collectif pour mieux diffuser, depuis Kadıköy, des ambitions nationales, voire internationales. La mise en application des idéaux internationalistes de l’anarchisme dans un point local et central d’Istanbul établit ainsi un jeu d’acteurs multiscalaires aux répercussions nombreuses. En prenant part aux côtés des autres associations urbaines aux réunions et manifestations de Yaşam Bulusması10, le Don Kisot Kolektif s’est également focalisé entre janvier et avril 2017 sur la campagne pour le référendum constitutionnel, avec comme mot d’ordre « HIYERARŞIYE HAYIR » (NON A LA HIERARCHIE). Agissant alors pour des enjeux locaux (accès au logement à Kadıköy, préservation des espaces publics et développement des mobilités douces), le DKK a également pris part à la contestation face aux acteurs institutionnels, pas seulement à un niveau micro-territorial, mais également national, par son opposition au référendum constitutionnel, adapté aux thèmes anarchistes.

Conclusion

Les associations urbaines de Kadıköy, actrices d’une géopolitique urbaine locale, cherchent à conserver le contrôle du quartier, non pas à des fins personnelles, mais pour le bien commun. En s’opposant aux aménagements urbains prônés par le gouvernement et par IBB, elles agissent comme contre-pouvoirs face aux volontés toujours plus affirmées de certains acteurs institutionnels. La campagne pour le référendum a contribué à révéler le rôle et la politisation de ces associations. L’enjeu de changement constitutionnel a ainsi fait converger les luttes, et fait de ces acteurs géopolitiques locaux, des véritables forces contestataires d’une ambition politique nationale. Les enjeux politiques locaux autour de l’accès au logement ou de la construction d’infrastructures, deviennent également, pour le référendum constitutionnel, des arguments de propagande, ou au contraire de protestations, des acteurs de ces rivalités territoriales. Ainsi, une géopolitique urbaine de Kadıköy autour des enjeux du droit à la ville, mais également du référendum constitutionnel, a mis en exergue le rôle des associations urbaines et écologiques de l’arrondissement, leur réorganisation, relocalisation, et leurs rapports au territoire.

Bibliographie

  • BERNA T., 2015, Gaining freedoms, claiming space in Istanbul and Berlin, Stanford University Press.
  • DORRONSORO G. (dir.), 2005, La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS Editions
  •  ERDI-LELANDAIS G., 2016, « ‪Le quartier comme espace de résistance et de politisation ‪ », Cultures & Conflits, n° 101, no 1, p. 139‑167. DOI : 10.4000/conflits.19203
  •  EVANS S., BOYTE H., 1992, Free Spaces: The Sources of Democratic Change in America, s.l., University of Chicago Press.
  • HULBERT F., 2009, « L’espace politique de la ville : plaidoyer pour une géopolitique urbaine », L’Espace Politique DOI : 10.4000/espacepolitique.1330
  • KÜNHERT N., PATSCHEIDER A., 2015, « Turkey: Gregor Samsa and Don Kişot fighting against windmills. Squatting in Istanbul as an attempt to resist neoliberal urban politics », Squat ! net, URL : https://en.squat.net/2015/06/30/turkey-squatting-in-istanbul-as-an-attempt-to-resist-neoliberal-urban-politics/
  • LACOSTE Y., 2003, De la géopolitique aux paysages, dictionnaire de la géographie, Paris, A. Colin.
  • PEROUSE J-F., 2013, « Le parc Gezi : dessous d’une transformation très politique », Métropolitiques, URL : http://www.metropolitiques.eu/Le-parc-Gezi-dessous-d- une.html.
  •  SUBRA P., 2016, Géopolitique locale, Territoires, acteurs, conflits, Paris, PUF.
  1. Kadıköy est l’un des 39 arrondissements d’Istanbul, situé sur la rive anatolienne du Bosphore.
  2. Terme utilisé par certains militants, ne faisant pas référence dans leur discours au concept développé par Evans et Boyte, mais que nous proposons ici de resituer dans ce contexte théorique.
  3. Entretien avec S.A, militante de Validebağ Savunmasi, le 17/03/2017.
  4. Entretien avec Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA), le 06/02/2017.
  5. Entretien avec G.D., doctorante et militante à Kadıköy, le 06/02/2017.
  6. Entretiens avec K.B., le 23/02/2017 et avec M., le 06/03/2017, militants à Don Kişot Kolektif.
  7. « De la nourriture, pas des bombes » est un collectif international qui a émergé dans les années 1980 à Boston, pour rassembler des restes alimentaires comestibles et les préparer pour les offrir aux passants. Cette action militante se décline désormais dans de nombreux collectifs, notamment anarchistes.
  8. Entretiens avec K.B., le 23/02/2017 et avec M., le 06/03/2017, militants à Don Kişot Kolektif.
  9. Entretien avec M., membre du DKK, le 06/03/2017.
  10. Réunion et manifestation regroupant des associations urbaines et écologiques de l’ensemble d’Istanbul.

Thomas Kergonou Jimenez

Etudiant en master en géographie et urbanisme à l’ENS et à l’université de Paris-Nanterre

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